Un « monde multipolaire » : Vladimir Poutine, Xi Jinping et Narenda Modi reprennent comme un mantra cette formule. Mais au-delà d’une volonté de réduire la domination occidentale, pas certain que leurs visions soient convergentes.
Les leaders de ces grands pays revendiquent un pouvoir démiurgique sur les affaires du monde, y voyant une démocratisation de l’ordre mondial face au diktat américain.
« Nous devons conjointement prôner un monde multipolaire égal et ordonné », martelait le présdient chinois Xi Jinping début juillet au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). « Tous les participants (…) s’engagent en faveur de la formation d’un ordre mondial multipolaire équitable », insistait également Vladimir Poutine au même moment. « Le nouvel ordre mondial est multipolaire », assurait de son côté fin 2023 le Premier ministre indien Narendra Modi.
Pour le président russe, son invasion de l’Ukraine n’est pas de l’impérialisme, mais une lutte contre l’hégémonie américaine en Europe. Pékin, qui a ses propres ambitions dans la zone Asie-Pacifique, semble y trouver son compte. Et ces discours charment aussi ailleurs, en Afrique en particulier.
Car derrière le mot « multipolaire », se tient l’exaspération provoquée par cinq siècles de domination occidentale sur les affaires du monde.
C’est une forme de revanche pour ces chefs autoritaires à la tête de pays meurtris par la chute de l’URSS, le colonialisme ou encore un capitalisme mondialisé au service, avant tout, des intérêts occidentaux.
– Alternatives plurielles –
Entre eux, « il y a la vision commune de l’appréciation simultanée de la fin d’un âge occidental », relève Jean-Marc Balencie, responsable du site de prospective Horizons 2035.
Mais ce constat ne signifie pas une ambition unifiée à long terme.
Cela « ouvre la voie à des alternatives plurielles, car les candidats au leadership ont des intérêts contradictoires », dit-il.
« Beaucoup des pays (…) disent vouloir un monde multipolaire », relève Stephen Wertheim, du Carnegie Endowment for International Peace, mais Moscou, Pékin ou Delhi ne savent pas « précisément quel genre d’ordre, notamment institutionnel, ils veulent atteindre dans 20 ans ».
Leur rejet de l’Occident « ne signifie pas qu’ils partagent la même vision de ce que doit être l’alternative », abonde Yun Sun, co-directrice du programme Chine et Asie de l’Est au Stimson Center de Washington.
Les doctrines officielles font donc assaut de promesses déclamatoires : « Nous devons construire des partenariats dans lesquels les pays se traitent sur un pied d’égalité », promet Pékin dans son document cadrant ses propositions « pour un futur partagé » de 2023.
Moscou veut pour sa part promouvoir « la majorité mondiale » face au « milliard doré » que seraient les Occidentaux.
« Le signe des temps est aux tendances centripètes dans le développement des communautés et des régions civilisationnelles non occidentales », estime ainsi le théoricien russe Sergueï Karaganov dans un grand rapport fin 2023 intitulé « La politique de la Russie dans sa relation au monde global ».
Pour ce penseur, « les priorités institutionnelles sont les suivantes : développer de propres organisations pour les pays de la +Majorité mondiale+, dans lesquelles les pays occidentaux ne sont pas représentés », référence au BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et à l’OCS, mais aussi « la création accélérée de plateformes technologiques » entre ces pays ou encore « l’expansion intensive des contacts dans le domaine de l’éducation et de la science ».
Mais le monde non-occidental n’est pas monolithique, les rivalités sont également très marquées : en Asie du Sud-Est les ambitions chinoises inquiètent ; dans l’ex-empire soviétique, les prétentions russes suscitent des craintes ; et les tensions sino-indiennes sont un autre expemple de source de tensions.
Si la Russie a fait le choix de la rupture totale avec Washington et l’Europe, aucune autre puissance ne l’a suivie.
« Le Sud global englobe de nombreux pays et blocs ayant leurs propres intérêts », résume Yun Sun.
-Fracture-
Cette multipolarisation est aussi lourde d’inconnues. Elle peut se muer en fracture. Par exemple, « à l’instigation des Chinois qui poussent l’évolution de leurs propres normes techniques contre celles qui étaient générées par les Occidentaux », prévient M. Balencie. Ou encore la « balkanisation de l’internet », avec des systèmes isolés en Chine, en Russie, en Iran…
Dans le domaine financier, Russes et Chinois veulent dédollariser les flux mondiaux, mais est-il acceptable pour les Indiens de voir le yuan monnaie de référence ? Et quel pays voudra de réserves conséquentes d’un rouble très instable ?
Pour les pays tiers, la multipolarité offre « des alternatives au tête-à-tête avec l’Occident », explique M. Balencie.
« Les petits pays souhaitent conserver leur souveraineté tout en obtenant l’aide sécuritaire et économique des grandes puissances », résume aussi M. Wertheim, et face à plusieurs options « ils pourraient jouer un bloc contre l’autre mais risqueraient de tomber sous la coupe d’un patron ».
Yun Sun prévient : « Le mot multipolarité évoque l’égalité, mais c’est trompeur. Pour la Chine, la Russie et l’Inde, le monde reste hiérarchisé ».